Sauter la barrière de la langue

Publié le 20/12/2018 par Elisabeth Sourdillat et Patrice Lumeau
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Aux commandes de la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs (Meet) de Saint-Nazaire se trouvent d’infatigables explorateurs : Élisabeth Biscay et Patrick Deville. Ce dernier nous fait faire le tour de la Maison.

Le globe-trotter pèlerin 

Depuis trente ans, il y a toujours un écrivain étranger qui y travaille, des éditions en cours (une œuvre en VO se mire à sa version en VF), des commandes de textes pour une revue annuelle où cohabitent auteurs étrangers et français. Pour ouvrir ce travail in house aux yeux et oreilles du dehors, des rencontres littéraires internationales (Meeting), des prix littéraires, un prix de traduction, une lettre mensuelle (lue dans une soixantaine de pays) rendent visible au monde cette studieuse Babel, où toutes les langues sont éditées.

Le cœur de la mission (à but totalement non lucratif) consiste à faire découvrir des écrivains non traduits en français, voire inconnus ici, et à les rendre accessibles au lecteur francophone. Dans un mouvement d’allers-retours, il s’agit de trouver un éditeur en France, un traducteur. Une sorte de sacerdoce, pourrait-on penser, jusqu’à ce que l’on comprenne à quel point le public suit les rencontres, s’en délecte et s’enthousiasme. On peut acter qu’en France existent un intérêt, une réception, parfois même une mobilisation pour les belles lettres d’ailleurs.

Ce travail repose sur un double réseau littéraire rhizomique, l’un d’écrivains et l’autre de traducteurs et interprètes, perpé-tuellement nourri (de l’afrikaans au macédonien, passant par le touareg, le hindi, la liste donne le tournis).

Montrer le travail de traduction constitue une des motivations fondatrices de la Meet. Celle-ci couve ses traducteurs, publie ou récompense les Français, prend soin également de ses traducteurs étrangers en résidence pour s’immerger dans un bain de langue française. Sur cette lignée, en lien avec la résidence d’un auteur, Élisabeth Biscay a lancé un concours auprès de lycéens pour faire découvrir le métier de traducteur littéraire.

De l’interprète comme un sportif de haut niveau

Victoria Bazurto, colombienne d’origine et nantaise d’adoption, spécialiste de linguistique et de littérature de langue espagnole, conjugue depuis quinze ans ses multiples talents sur de nombreux fronts. Enseignante à l’université, traductrice parfois, on la rencontrera aussi sur le festival du cinéma espagnol. Dans le cadre du festival Meeting, nous l’avons interrogée sur son activité d’interprète.

En l’écoutant, on comprend qu’une langue étrangère, pour elle, n’a rien d’une barrière, mais que c’est la clef d’un précieux coffre aux trésors. De ce fait, l’interprète-maître des clefs n’est pas seulement un technicien de la syntaxe et des mots, il doit faire passer la langue accompagnée de tout ce qu’elle véhicule : un système de pensée, une histoire, une culture, tout un rapport au monde.

Elle se prépare aux rencontres d’auteurs avec la Meet comme un sprinter, avec entraînement sur trois fronts : la langue du pays, l’univers de l’écrivain et le vocabulaire propre à la littérature. Oui, l’interprétariat en littérature constitue un exercice spécifique ; les références n’y sont pas les mêmes qu’au cinéma, par exemple, il existe un lexique distinctif à chaque expression artistique. 

Pendant un ou deux mois avant le festival, elle va chercher en France des publications de l’écrivain en espagnol, mais aussi regarder les traductions pour repérer le niveau de langue et le vocabulaire du pays lorsqu’elle ne le connaît pas, puisqu’un même mot peut ne pas exister ou changer de sens selon le pays. Elle rencontre aussi des personnes dudit pays pour s’assurer du sens de certains mots. Pour comprendre la personnalité de l’auteur, sa voix et sa façon de parler, elle regarde des interviews en notant son débit, s’il est bavard ou peu disert…

Forte de cette immersion, elle devient une ambassadrice active, qui apporte ce qu’elle sait au public et vient enrichir la parole transmise. Préparant le débat avec l’animateur, sa connaissance de l’œuvre et de son contexte permettra de l’aider à orienter la discussion, à éviter des sujets que l’auteur n’a pas envie d’aborder, bref, elle étaie, pave de louables intentions le chemin à suivre. Pendant le débat, si le temps compté le permet, elle pourra décider d’ajouter des parenthèses pour expliquer au public un sous-texte culturel.

De ces deux premières rencontres on retiendra deux choses : l’expérience sensible liée à la langue et l’engagement physique des passeurs. La Meet donne à entendre les langues, offre cette épiphanie liée à la surprise, leur sonorité qui en ajoute tant à l’écrit : permettre de voir un auteur en chair, sa gestuelle, entendre son timbre de voix, ses intonations en live. 

Pour Victoria, une fois qu'elle est montée sur le ring, l’engagement devient performance ; présence transparente dont on ne doit pas voir le travail, sur le mode de la sprezzatura : « Le vrai art est celui qui ne semble être art. » De même lors de ses tours du monde, Patrick Deville chaque année, dans chaque pays élu, lit la littérature, dégote un interprète sur place, rencontre les écrivains et le monde littéraire. Nous avions parlé de sacerdoce ? 

 

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