Les joyeuses pousses numériques

Publié le 26/01/2016 par Mathilde Rimaud
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N’en déplaise à certains, le monde du livre est depuis longtemps dématérialisé. Il n’est pas un maillon de la chaîne physique du livre qui ne flirte avec des écrans, des systèmes d’information, des outils en ligne : PAO, Fichier exhaustif du livre, services de presse dématérialisés, catalogues en ligne… Alors bien sûr, cette révolution-là est acceptée depuis longtemps.

La dématérialisation de l’objet-livre est une pilule plus dure à avaler : elle bouscule les repères, crée de nouveaux métiers… « Le futur du livre sera hybride, transformé par cette inévitable inversion, intégrant de nouvelles opportunités, brouillant les frontières avec d’autres publications, bousculant la place et l’autorité de l’auteur. La destruction créatrice en œuvre dans le monde du livre transfère une part de la valeur vers des territoires qui lui sont étrangers*. »

À l’opposition désormais désuète entre les « pro » et les « anti », on peut préférer aujourd’hui partir à la découverte de ces endroits où la dématérialisation a fait éclore de belles fleurs de créativité, de lien social et de dynamisme.


 

Le marché du livre numérique en quelques chiffres

2014 : 63,8 millions € de CA (+45 %), 8,3 millions de titres téléchargés (+60 %), 1,6 % du CA total (2,4 % des volumes)

1 million d’acheteurs de livres numériques (4 % du total des acheteurs de livres)

Source : bilan annuel GFK publié en février 2015.

51 % des lecteurs de livres numériques acquièrent le plus souvent leurs livres numériques gratuitement (domaine public).

La littérature reste le principal segment éditorial acheté et lu en version numérique, suivi des essais et des livres pratiques.

Source : 5e baromètre sur les usages du livre numérique, OpinionWay pour la Sofia, le SNE et la SGDL, enquête réalisée en février 2015.


 

 

Le numérique et la création

À l’entendre parler avec gourmandise des évolutions technologiques en matière d’impression, on sent que cet homme-là aime son métier. À presque 70 ans, Daniel Bry est pourtant de cette génération qui reste parfois campée sur une certaine conception du livre. Mais « quand l’impression numérique est arrivée, j’ai immédiatement compris quelle opportunité cela représentait ! »

Les bien nommées éditions Chatoyantes appuient le travail d’artistes en éditant des « petits livres », des estampes et des livres uniques, fabriqués par l’éditeur sur Epson 9009, une machine 11 couleurs qui l’émerveille : « Dans les noirs, on retrouve les mêmes nuances que dans l’offset, il y a trois tons de gris différents. J’ai montré certains tirages à des graveurs, ils ne font pas la différence ! »

Quitte à choquer, il assume : « Cette machine est un vrai labo de création pour les artistes. À part pour certains tons directs très précis, le numérique haut de gamme est de meilleure qualité que la litho ou l’off set. Les artistes découvrent le bonheur de pouvoir corriger à l’infini leur travail, il faut d’ailleurs souvent que je les arrête ! » Et l’impression numérique permet de régler les problèmes de surstock, grâce aux « tirages à l’envie » : « à quoi cela sert-il d’imprimer un livre à 500 exemplaires lorsque 50 suffisent ? Ils se retrouvent à pourrir à la cave… ». 


 

À découvrir ! D’autres acteurs de la création numérique sur le territoire

- Martin Page, auteur d’une « écriture numérique » à 4 mains avec un graphiste.

- Mobydis, start up lauréate de la Créative factory, maison d’édition dédiée aux livres adaptés enrichis pour les dyslexiques.

- M-éditer, éditeur pure player de philosophie.

- Professeur Cyclope, mensuel numérique de BD lancé par Gwénaël de Bonneval et coproduit par Arte TV.


 

Le numérique, les clients et l’entreprise

Pourtant, le livre numérique, ce n’est pas son truc. « Je veux vraiment qu’on distingue le livre numérique d’internet. Je suis petite-fille et fille d’imprimeur, le livre pour moi, c’est l’imprimé. Et l’omniprésence des écrans comme support de lecture me gêne, surtout si c’est au service d’un monde idéologiquement marchand. »

Laurence Neveu a choisi son camp. Mais la libraire en chef de la Très petite librairie de Clisson sait combien internet peut aussi servir ce qui fait son cœur de métier : proposer une offre qui sort des sentiers battus, faire rencontrer au plus grand nombre des auteurs engagés. 1417 personnes aiment sa page Facebook qu’elle alimente quand elle peut.

Un score que beaucoup de librairies implantées dans de plus grosses communes lui envieront. Le site de vente en ligne ne saurait tarder, reste à choisir un prestataire qui lui ressemble dans l’esprit. Et puis internet, c’est aussi Ulule, le site de crowdfunding qui lui a permis en 40 jours de rassembler les 23 000 € que sa banque lui refusait. Alors oui, le numérique, c’est aussi un moyen de rendre concrets les liens forts qui unissent une entreprise et ses clients et, parfois, de pérenniser l’activité.


 

À découvrir ! D’autres entreprises du territoire qui travaillent leur relation client via internet

- Gulf Stream : chaîne You Tube, page Facebook, Twitter, Bolgspot, Pinterest, newsletters, comité de lecture ado, sites compagnons avec forum … l’éditeur nantais est sur tous les fronts de la communication multimédia.

- Librairie Doucet : la grande librairie du Mans s’appuie sur les services en ligne : achats via le site internet avec retrait en magasin ou expédition à domicile, livres numériques proposés via epagine, conseils. 


 

Le numérique comme partenariat

La plupart des libraires ont du mal à imaginer pouvoir transposer la spécificité de leur relation client autour du livre numérique : « Je ne crois pas que cela se fera, le numérique incite à l’absence de relations, ce qui est l’inverse de notre métier. Nous n’avons aucune demande de notre clientèle », explique Daniel Cousinard, de la librairie Durance.

En revanche, au sein des médiathèques, la demande est bien là. Brigitte Noël, directrice de la médiathèque de Carquefou, constate depuis un an la longueur des listes d’attente pour l’emprunt de liseuses. « Une des explications tient sans doute au fait que le livre numérique est considéré - même par des gens aisés - comme trop cher aujourd’hui. Et puis il faut pouvoir communiquer sur l’offre, et pour les libraires, c’est compliqué d’exister face aux géants du net. De notre côté, nous n’avions pas anticipé l’importance du besoin d’aide : les DRM, sorte de verrous numériques, restent obscurs pour beaucoup de nos lecteurs et il faut les accompagner pour l’installation d’Adobe Reader par exemple. » 

Autant de freins, donc, au développement du livre numérique en librairie. Mais pas de la coopération au sein de la chaîne, puisque c’est Durance qui fournit la médiathèque en livres numériques, grâce au PNB, Prêt Numérique en Bibliothèque, un système de gestion des flux de commandes et de demandes d’emprunts de fichiers numériques développé par l’interprofession et porté par Dilicom.

Carquefou fait partie des 35 bibliothèques actuellement usagers du PNB, toujours en phase de lancement. Pour Daniel Cousinard, « compte tenu de l’importance des médiathèques dans notre activité, il était important de pouvoir les suivre et les accompagner dans ce besoin. Nous essayons depuis toujours de rester attentifs à l’émergence des nouvelles pratiques d’achat. » Et de souligner que malgré ses imperfections, le système PNB est le seul garant du maintien des librairies indépendantes dans la chaîne du livre numérique à destination des bibliothèques.

Le numérique au service du territoire

La Chapelle-Basse-Mer, 5 200 habitants, 26 % d’inscrits à la médiathèque qui compte 2,5 salariés et 30 bénévoles. Et une offre en ressources numériques assez étonnante.

La bibliothèque déploie en effet depuis 2013 une gamme de services très large : le prêt de liseuses, bientôt accompagné d’un club de lecture pour présenter des titres contemporains libres de droit ; l’accès à des ressources numériques (presse, autoformation, cinéma, livres…) disponibles en ligne, grâce au dispositif entièrement gratuit proposé par la BDP de Loire-Atlantique ; des jeux vidéos sur tablettes… sans compter la présence forte sur les réseaux sociaux. « Le développement du numérique est totalement en cohérence avec les missions propres à une médiathèque.

Notre rôle n’est pas de gérer des collections papier, mais de faire vivre tout ce qui tourne autour de la culture, quel qu’en soit le support. » Une conviction que Michaël Fortuna, le responsable de la médiathèque, transpose hors les murs : les bibliothécaires se rendent chaque mois auprès des personnes malades ou handicapées, afin de choisir des livres dans le catalogue en ligne grâce à une connexion 4G. Un partenariat avec la bibliothèque sonore de Nantes et l’association Valentin Haüy a permis d’étendre le service à des catalogues spécialisés pour les malvoyants. 

« Il n’y a aucune limite à ce qu’on peut imaginer développer avec et autour des ressources numériques. Il faut aller voir ce qui se passe dans le privé, inventer, essayer… Certes, cela prend du temps, demande de la formation (ou autoformation), mais c’est une question de choix. On passe moins de temps sur le catalogage, ce n’est pas dramatique et cela permet de faire évoluer notre offre et de répondre à un vrai besoin de notre public. »

Cette importance des ressources numériques, le Conseil départemental de la Vendée l’a bien compris. Pour accompagner au mieux les médiathèques du réseau, il propose deux outils qui ont fait leur preuve.

Voyageurs du Soir est un programme qui s’adresse aux bibliothèques mais également au grand public. Des parcours, les « voyages », mêlant littérature, cinéma, et musique proposent une exploration thématisée. Ces ressources éditorialisées sont ouvertes au grand public directement, qui peut d’ailleurs contribuer à l’enrichissement de la base, mais sont surtout l’occasion d’organiser des rencontres dans les bibliothèques.

Ainsi, depuis 2011, 95 rencontres ont rassemblé 3 885 lecteurs. Le blog recense près de 100 000 visiteurs et génère un grand nombre de commentaires. L’outil permet à la fois d’enrichir la formation continue des bibliothécaires, de servir d’outil d’animation, d’inciter le grand public à s’engager dans une pratique de lecture accompagnée, de favoriser les échanges entre bibliothécaires et lecteurs.

Le Conseil départemental propose également depuis 2013 aux médiathèques du réseau l’accès à une plateforme de ressources numériques e-médi@ : en 2015, 80 % des bibliothèques du réseau proposent ce service à leurs inscrits. Une fois inscrits, les usagers peuvent accéder à un vaste choix d’e-books, de presse en ligne, d’autoformation, de vidéo à la demande, de ressources pour la jeunesse. Les richesses locales sont également présentes dans le fonds. 

Autant d’exemples qui rassurent quant à la créativité des personnes pour que vive la transmission de la parole vivante, quel qu’en soit le support : « La tempête fait voler les pages, mais elles finiront par se poser sur de nouvelles étagères*. »

  

* À lire : Françoise Benhamou, Le livre à l’heure du numérique, papier, écrans, vers un nouveau vagabondage, éditions du Seuil, 2014, p. 212. Livre (papier et numérique) dont nous recommandons la lecture car il dresse un panorama exhaustif quoique rapide de l’ensemble des enjeux soulevés par le livre numérique.