Nicola Denis, traductrice littéraire

Publié le 06/04/2017 par John Taylor
Catégorie

Traductrice littéraire allemande installée à Fontaine-Daniel (53) depuis 1995, Nicola Denis traduit des écrivains français stylistiquement exigeants comme Jean-Loup Trassard et Éric Vuillard. 

John Taylor : Pourrais-tu nous expliquer comment tu travailles avec eux ? 

Nicola Denis : J'ai beaucoup de chance au sens où les deux se prêtent volontiers aux questions et que nous nous rencontrons régulièrement. L'écriture d'Éric est très dense, rythmée et construite, donc pas si difficile à rendre : plus l'écriture de départ est travaillée, plus le traducteur a de repères pour arriver à un résultat stylistiquement proche ! Chez Éric, mes interrogations concernent plutôt la polysémie si chère aux auteurs français et si difficile à rendre pour le traducteur qui doit choisir. L'essentiel est donc d'entendre tout ce que l'auteur veut y faire résonner et de reproduire un maximum de connotations. 

Pour la traduction de Dormance, de Jean-Loup Trassard, une œuvre éminemment poétique, mes questions étaient inépuisables ! Elles concernaient le lexique, mais aussi et surtout la syntaxe. Elle est très elliptique, renonce souvent aux articles ou aux conjonctions, parfois aussi aux virgules lorsqu'il s'agit de montrer l'entremêlement de certains gestes. Alors que c'est une écriture de la perception qui veut “faire voir”, elle est avare en verbes perceptifs et décrit plutôt en images. J'ai du coup pas mal utilisé le double point pour remplacer ces verbes et inciter le lecteur à percevoir à son tour. 

Mais je dirais que la plupart de mes questions concernaient les gestes décrits dans Dormance. Gestes archaïques, ruraux que Jean-Loup maîtrise parfaitement, mais que j'avais besoin, moi, de voir pour pouvoir les traduire à mon tour.

Pour traduire Jean-Loup Trassard, qui emploie souvent des mots précis ayant trait à l’agriculture ou bien des termes qui appartiennent plutôt au patois de la Mayenne qu’au français standard, comment procèdes-tu ? 

J'ai dû interroger des champs lexicaux très variés : botanique, ethnologie, archéologie, agriculture, langage des chasseurs etc. Finalement, on trouve (presque) toujours réponse à ses questions dans des glossaires spécialisés. Le patois mayennais a différentes fonctions dans le texte, entre autre celle de renvoyer à la langue archaïque du néolithique. Quand il est employé pour montrer ses sonorités très particulières j'ai laissé les mots tel quel et les explique dans un petit glossaire patois-français-allemand. Quand il s'agit en revanche de saisir leur signification, j'ai souvent puisé dans le dictionnaire des frères Grimm qui regorge d'expressions anciennes souvent très imagée. 

Y a-t-il un aspect essentiel - grammatical, syntaxique, lexical - du français qui revient parfois comme un obstacle quand tu traduis ? Quelque chose qui résiste à l’allemand, ou vice versa ?

L'on peut dire que l'allemand est plus concret là où le français reste plus allusif. Dans Dormance, par exemple, le mot patois "ragole" désigne un arbre têtard. Faute de mieux, j'ai choisi l'allemand "kopfbaum" (littéralement “arbre-tête”) qui dit bien l'aspect de la chose, mais qui est nettement plus analytique et ne transporte pas la dimension magique et mystérieuse du mot choisi par Trassard. La fameuse position du verbe en fin de phrase en allemand, pose parfois la question de l'inversion de la phrase.

Éric Vuillard écrit de manière volontairement polémique, ses phrases sont comme des flèches qui atterrissent dans un substantif lourd de sens en fin de phrase. Ce serait dommage de le remplacer par un verbe auxiliaire.

Te vois-tu uniquement comme une traductrice, ou bien aussi comme une “passeuse” ?

Tout traducteur est forcément passeur au sens où son transfert ne se limite pas à la dimension linguistique. Lorsque c'est une proposition faite à l'éditeur, comme c'était le cas pour Dormance, il faut en plus préparer le terrain, lui faire en quelque sorte “un nid”. Dans cet objectif, j'ai écrit un texte biographique sur Jean-Loup Trassard qui doit paraître dans une revue littéraire, et une postface à la traduction. J'ai aussi établi une relation entre mon éditeur allemand et l'auteur d'une thèse sur l'œuvre de Trassard qui écrira un article plus “universitaire”. Ces textes sont censés accompagner et soutenir le livre pour qu'il ne se heurte pas à trop d'incompréhension.