[LES INTEMPORELS] Les prolos, de Louis Oury

Publié le 02/05/2016 par Gérard Lambert-Ullmann
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Les éditions Agone rééditent le livre de Louis Oury, Les prolos, un classique de l’histoire du mouvement ouvrier en Loire-Atlantique. Une croustillante galerie de portraits.

Les éditions Agone rééditent le livre de Louis Oury, Les prolos, qui a connu trois éditions précédentes en 1972, 1983 et 2005, avec un succès qui ne se dément pas. Ce récit est devenu un classique de l’histoire du mouvement ouvrier en Loire-Atlantique et, plus largement, le roman d’une époque où, pour bien des gens, les huîtres étaient un plat de riche, les oranges un luxe à Noël, et où il fallait économiser longtemps pour s’acheter un vélo.

“J’étais de ceux-là, écrit Louis Oury, vivant dans l’angoisse du lendemain, noyé dans l’inculture de la population laborieuse, victime de comportements qui n’avaient pas beaucoup changé depuis ceux décrits par Zola.” Mais “Zola n’était qu’un intellectuel qui jugeait la condition ouvrière d’un peu haut car, avec une gouttelette de métal en fusion dans sa chaussure, on se fout éperdument de la femme, des gosses, des fins de mois difficiles, de Satan, de ses œuvres et de la révolution.”

On le voit : c’est à partir du corps, de ce qui le force, le torture, le mutile, qu’Oury raconte le quotidien des ouvriers des années 1950-1960. Entré comme ouvrier chaudronnier en décembre 50, à quinze ans, il est embauché quelques temps après aux chantiers navals de Saint Nazaire qui est alors une des forteresses ouvrières de France, exploitant 15 000 ouvriers. Il quitte son “individualisme rural légué par (ses) aïeux dont l’horizon se limitait à un champ de betteraves” pour “faire corps” avec cette masse imposante. Il y ressent “l’impression d’être amalgamé à un bloc, intégré à une force puissante”.

Il va y découvrir la stupéfiante dureté du labeur, les pièces de métal de plus de 100 kg qu’il faut déplacer à 2 ou 3 personnes à la force des bras, au risque d’y laisser une main, une jambe ou la vie, si elles ripent ; le boucan infernal des ateliers, ces immenses “nefs” de plus de cent mètres de longueur, grouillantes d’activité et encombrées d’un fouillis de tôles et de machines outils qui en font une jungle d’acier ; la rudesse des comportements ; la méchanceté de certains tyranneaux de la maîtrise ; et l’obsession du “boni” à réaliser, sans lequel le salaire sera trop maigre et ne paiera même pas le loyer du dortoir et le “rata” de la cantine. C’est l’époque où les ouvriers travaillent 54 heures par semaine, et parfois 62 ou même 70 heures s’ils travaillent le dimanche, comme cela arrive quand il faut être “dans les temps”.

“Ici, le décor n’a plus rien d’édénique, bien au contraire, dit-il, à mes yeux il ramène le travail à sa véritable dimension, là où le situe le mythe biblique, une punition. Ce n’est même pas le droit de péage du purgatoire, c’est l’enfer dont on ne sort jamais, sans aucun espoir de goûter les délices du paradis. Les gerbes d’étincelles des meuleuses, les myriades de gouttelettes de métal en fusion projetées par les chalumeaux découpeurs, les arcs aveuglants de la soudure électrique, tout n’est que feu et flammes dans ce milieu apocalyptique. Et pour couronner le tout, un nuage permanent de fumées bleuâtres stagne sous la toiture et tamise les quelques rayons de soleil que diffusent les lanterneaux.”

Mais cet univers écrasant va contraindre le jeune Oury à mûrir vite  : “Moi, con de prolétaire, je prends peu à peu conscience de ma condition sociale”. Sortant de la résignation à laquelle l’avait formé son éducation chrétienne dans un monde rural où l’on “se contente de ce qu’on a”, il se forge une âme combative et comprend que, malgré leurs comportements souvent grossiers, “ce sont ces hommes frustes qui ont obtenu, pour tous, le droit aux congés et à la retraite”.

Il découvre la solidarité et la force de la lutte collective et va plonger totalement dans cette lutte quand, en 1955, des mois de grève et quelques rudes combats contre la police finissent par arracher aux patrons de substantielles augmentations de salaires et améliorations des conditions de travail. Le récit de ce combat est le moment le plus prenant de ce livre : un témoignage essentiel sur ce qui fut une des luttes les plus fortes du monde ouvrier français de cette époque.

Mais le récit de Louis Oury n’est pas un “chromo” manichéen. Les dilemmes dans lesquels se débattent les ouvriers ne sont pas occultés. Les faiblesses, les défauts, les lâchetés, les stupidités des uns et des autres sont décrits avec justesse.

Une croustillante galerie de portraits s’expose à nous  : Milo le culturiste, Joseph et sa cuite quotidienne, “P’tit bras” le contremaître, Léon l’anarchiste, les hommes usés, les hommes debout, tous se frottent à l’Histoire avec leurs petitesses et leurs grandeurs, leurs bassesses et leurs générosités. C’est ce qui fait de ce livre une sorte de monument. Modeste, certes, mais que cette modestie même rend d’autant plus captivant.

Les prolos, de Louis Oury, Éditions Agone, 260 pp., 19 €, ISBN 9782748902822