Le Cavalier Rouge de Francis Krembel, illustré par Flora Beillouin

Publié le 22/09/2015 par Séverine Dubertrand
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Depuis sa création en 2013, La Marge, maison d’édition angevine un peu à part, a peuplé les librairies locales d’ouvrages singuliers en carton, peints et cousus à la main.

Ces exemplaires uniques, pour la plupart réalisés au cours d’ateliers participatifs, sont fabriqués à partir de cartons collectés dans la rue. La démarche s’inspire des cartoneras argentines qui, depuis une quinzaine d’années, ont prouvé, malgré la crise économique que connaît le pays, qu’un autre monde éditorial était possible.

Voici donc l’objet : léger, fragile en apparence et pourtant fermement assemblé par une reliure cousue à la chinoise, on le manipulera avec respect. Sur la couverture se lisent encore les étapes de sa réalisation : aplats noirs et bordeaux, collages, pointillés dorés. Au centre, un dessin représentant un jeune homme coiffé d’une crête, jouant du saxophone en chevauchant un rat géant, laisse gentiment penser que le texte aussi n’est pas de ceux que l’on a l’habitude d’avoir entre les mains. Puis ce titre : Le Cavalier Rouge, assorti de la mention Berlin. Ce sera artistique, ce sera berlinois, ce sera punk. Assurément.

Enfin. Il faut à présent l’ouvrir et se plonger dans cette lecture qui se fera d’une traite. Le Cavalier Rouge se compose d’un journal suivi d’un long poème en prose. Le récit s’appuie sur la légende du joueur de flûte de Hamelin, légende allemande très ancienne. Mais ici le flûtiste est devenu saxophoniste, le village de Hamelin a fait place à une capitale allemande en déshérence, et les rats, toujours guidés par une mélodie ensorcelante, ne sont plus parias, mais justiciers. Mus par une inébranlable volonté, ils parcourent d’un pas décidé les rues d’une ville où partout ils croisent des âmes égarées en quête d’identité.

Car dans le Berlin des années 80, l’errance est reine.

“Dans la rue errent les rats. Leur flot gris-brun s’écoule et grouille. Une houle légère secoue toute la surface du fleuve. De grands immeubles, béton brut, fenêtres murées se dressent partout. Sur le néant des murailles grises, dans cette maladie d’absence, des cris de peinture rouges sont visibles ‘Viva la muerte’, ‘Gracias a la vida’, contradictoires, cinglants.”

Des hommes qui peuplent la ville, meurtris comme elle, les rats n’ont cure. Ils foncent, hypnotisés par leur objectif, grisés par la mélodie jouée au saxophone. Enfin, ils parviennent à leur but : celui de nettoyer la ville du bâtiment de la Stasi, organe de la police d’état de l’ex-Allemagne de l’Est. Balayés, les vestiges de cette mémoire âcre. Rasés, les emblèmes répressifs. Un vent de liberté peut commencer à souffler… Les illustrations de Flora Beillouin, au trait fin et anguleux, accompagnent avec justesse l’esthétique délicate de ce texte de Francis Krembel, duquel émanent à la fois force et fragilité. L’ensemble nous incite à nous détourner des sentiers battus, sortir de notre zone de confort de lecture et explorer d’autres contrées. À nous confronter à la poésie de la solitude des villes aussi, à la belle écriture. De celle qui se lit lentement, se savoure mot après mot.

Le Cavalier Rouge De Francis Krembel, illustré par Flora Beillouin, La Marge, 50 p., 5 €.